La rumeur étant une donnée fondamentale dans le pays, qu’il s’agisse de données stratégiques — attaque des rebelles, désertions, camps de réfugiés — ou plus banales — comme l’arrivée des pluies. « Même pour la saison des pluies, je n’arrive pas vraiment à savoir quand elle arrive » explique ironique un militaire. Coté sécuritaire, explique un spécialiste du renseignement, c’est clair « nous sommes sur une poudrière. Ca peut péter d’un instant à l’autre. » « Ici, un simple accident de la route peut transformer une population accueillante, souriante, en autant d’individus hostiles » complète un gendarme. Et il y a un nombre de personnes armées, aux intentions difficiles à saisir: militaires réguliers en dérive, rebelles, bandits. Une situation d’autant plus compliquée que, souvent, les mêmes sont alternativement l’un et l’autre. D’où l’importance pour les militaires européens de disposer de leurs propres renseignements stratégiques.
Dans le ciel, les Mirages et drone, au sol les cellules civilo-militaires
Dans le ciel, l’Eufor peut utiliser des mirages F1 français – de reconnaissance, ou tactiques – capables d’aller très vite à l’autre bout du pays et d‘être ravitaillés en vol — et dispose d’un drone (CL-289), avion sans pilote, capable de rester longtemps dans un même point. Au sol, ce sont les équipes « d’en avant », forces spéciales essentiellement, ainsi que les patrouilles régulières, voire les cellules civilo-militaires qui sont chargées de récolter un maximum d’informations. Toutes ces informations atterrissent à la cellule J2 (renseignement) où elles sont croisées avec d'autres. Celle-ci dispose, en effet, également de « capteurs », contacts de la société civile qui sont à même de les informer de l’évolution de la situation, au travers de conversations somme toute banales, autour d’un verre de coca-cola ou d’une bière dans une taverne discrète de la ville ou au pied d’un arbre.
De l'importance relative de la photo...
Comme dans chaque opération multinationale (Otan ou UE), chaque Etat membre peut disposer d’une NIC (cellule nationale de renseignement) qui peut faire remonter certaines informations à son état-major. Ainsi, Paris comme Dublin, Londres, Varsovie ou Stockholm... peuvent avoir connaissance de certaines informations recueillies sur le terrain. Mais, ainsi que le précise un agent chargé de ce service, une « photo en soi ne veut rien dire. Il en faut plusieurs, avec des annotations, la date, et d'autres informations pour retracer une réalité ». Et, effectivement, quand on regarde une photo, il faut vraiment l’œil de l’expert pour discerner dans la petite tâche de quelques millimètres qu’il s’agit d’un « pick up de rebelles détruit », comme le mentionne la légende. Tout l’art du renseignement est donc de croiser les informations recueillies dans le ciel avec celles recueillies sur terre, ou au contact de certaines personnes.
Une instabilité politico-militaire
Loin de s’atténuer, ou au contraire de s'aggraver, le risque d’affrontement militaire se perpétue. Le gouvernement tchadien s’arme et soutient, sur son territoire, les rebelles soudanais, voire les instrumentalise. Le gouvernement soudanais fait de même avec les rebelles tchadiens. Et des deux cotés, on s'arme. L’armée nationale tchadienne, renforce ainsi notamment sa flotte d’hélicoptères d’attaque. « Deby a compris combien ceux-ci étaient utiles » commente un militaire sur place. Possédant déjà plusieurs hélicoptères Mi35 et Mi171, dont certains basés en permanence à Abéché, le Tchad est en passe d’en acquérir deux autres, notamment auprès d’Ukrainiens (des Mi24P surnommés la « libellule de la mort », hélicoptères Mi27 améliorés avec des armements). Et la négociation de deux autres Gazelles ou Fennec français serait en cours. De son coté, le Soudan n’est pas en reste. Selon des témoignages, photographies à l’appui, recueillis par Amnesty international, la Russie aurait signé un accord de livraison de 15 hélicoptères Mi17 en 2005 et 2006 et fourni 12 hélicoptères d’attaque Mi24.
Les attaques rythmées par les pluies
Si la saison des pluies (entre juin et septembre) est, de fait, une période de trêve, les attaques rebelles se concentrant en général en deux phases — autour de novembre et d’avril — la période actuelle reste critique car il s’agit des dernières possibilités pour les rebelles d’attaquer. Certes après leurs trois défaites consécutives - en novembre 2007 (dans la région d'Abéché), en février (à N'Djamena) et en avril 2008 à Adé (près de la frontière soudanaise, en pleine zone "Eufor") -, le risque paraît moindre. Mais « la vigilance reste cependant de mise » affirme-t-on du coté de la mission française Epervier chargé de veiller particulièrement à la stabilité du pays et d’évacuer les ressortissants civils européens en cas de coup dur. Car « un coup de main localisé n’est pas à exclure ».
Des forces fluctuants entre "gouvernementaux" et "rebelles"
Le gouvernement tchadien dispose de plusieurs forces de sécurité : l’ANT, l’armée nationale tchadienne régulière, une unité d’élite – la garde présidentielle composée des fidèles du président dont les bâtiments sont gardés par de très jeunes soldats —, la Gendarmerie nationale et la Garde nationale et nomade du Tchad (GNNT). Cette dernière force composée de supplétifs et d’anciens rebelles ralliés est très mouvante - certains s'y rallient puis désertent et se rallient, encore, parfois contre une prime - et peu disciplinée.
Les forces rebelles sont, aujourd'hui, plus que jamais très divisées, souvent de façon claniques. Entre l’Union des forces pour la démocratie et le développement (UFDD) de Mahamat Nouri, composée de Goranes (ainsi que d’Arabes et de Tamas) et le Rassemblement des forces pour le changement (RFC) de Timane Erdimi, neveu de Deby - qui rassemble surtout des Zaghawas, l'ethnie du président Deby - s'est ainsi créée une dissidence, l’Union des forces pour le changement et la démocratie (UFCD), autour d'Adouma Hassaballah, composée essentiellement d’habitants de Ouaddaï (la région d’Abéché). Certains mouvements comme l'UFDD, l'UFDD Fondamentale (UFDD-F) d'Abdelwahid Abdoud Makaye, et le Front pour le salut de la République (FSR) d'Ahmat Soubiane sont regroupées dans une "Alliance nationale".
La neutralité au quotidien
Dans tous ses actes au quotidien, l’Eufor prend bien garde à ne pas être prise en défaut de neutralité. Ainsi toute la zone Est du Tchad est passée sous commandement Eufor, les Français de l’opération Epervier n’y interviennent normalement plus, de leur propre chef. Des campagnes d’information — avec tracts à l’appui — sont menées dans les villages pour expliquer la présence européenne, le sens du drapeau bleu à 12 étoiles, ainsi que la présence d'éléments de plusieurs pays. Dans la vie de tous les jours, les militaires de l’Eufor prennent bien soin à certaines attitudes. Ainsi le port du chech a été évité – afin de ne pas prêter confusion — avec les troupes militaires tchadiennes, régulières ou rebelles, qui le portent régulièrement. Alors qu’il existe deux routes pour aller à l’escale militaire de N’Djamena, les voitures Eufor prennent bien soin de ne pas prendre celle qui passe par le camp tchadien, pourtant beaucoup plus rapide (le contrôle des militaires ANT étant plutôt bon enfant), et préfèrent transiter par le camp français. Enfin, trois aumôniers — un catholique, un protestant (à Abéché) et un musulman (à Farchana) — assurent une présence spirituelle. « Dans un pays musulman, la présence d’un religieux musulman dans nos troupes est un atout » souligne un militaire. 'Cela facilite les contacts'.
L'évacuation des résidents
La protection et l’évacuation des ressortissants européens et internationaux – essentiellement diplomates et personnels des ONGs — ne sont normalement pas au nombre des responsabilités assumées par l’Eufor. Cette fonction est assurée intégralement par les forces françaises de l’opération Epervier. Un plan dénommé "Chari Baguirmi" organise les différentes étapes : consignation des résidents à domicile, rassemblement sur des points de regroupement, extraction et évacuation via le camp Kossei et l'aéroport de N'Djamena. Ainsi que les évènements de février 2008 l’ont montré, cette éventualité n’est pas théorique. Une centaine d'hommes sont mobilisables pour assurer l'accueil des ressortissants.
(Paru dans Europolitique)