(Interview) Lors de son séjour à Sarajevo, nous avons pu échanger avec Pierre Lellouche, le secrétaire d’État aux Affaires européennes, à plusieurs reprises (dans l'avion, autour d'une table, au petit déjeuner), à plusieurs reprises, sur plusieurs sujets : la libéralisation des visas (il est contre, du moins, tout de suite), la politique migratoire (l'Europe doit renforcer ses instruments de contrôle et de surveillance), l'élargissement (il sent une fatigue de l'élargissement et avec la crise économique demande à certains comme la Bosnie de "se prendre en main"). Il s'exprime également sur la fermeture du poste de Haut représentant de la communauté internationale en Bosnie-Herzégovine, OHR (il est pour et le plus vite possible, lire ici). Enfin concernant le service européen d'action extérieure, il souligne combien il trouve déplorable le "combat d'arrière-garde que se livrent le Parlement européen et la Commission européenne" (lire là).
"La libéralisation des visas ce n'est pas un bonus de négociation"
• La Commission européenne vient de proposer de libéraliser les visas pour les Bosniens et les Albanais. Décision saluée par plusieurs participants comme l’Italien Frattini. Vous ne semblez pas partager cet enthousiasme (*) ?
Nous sommes pour l’intégration des pays à l’Union européenne, pour la libéralisation des visas. Mais cela doit se faire selon le principe « chacun selon ses mérites » dans le strict respect des conditions posées par les Etats membres de l’UE. Pour libéraliser les visas suppose des préalables rigoureux : un État de droit, solide, un système de surveillance des frontières, des passeports biométriques fiables. La Bosnie–Herzégovine et l’Albanie doivent encore remplir des conditions, comme le souligne d’ailleurs la Commission. Les visas, ce ne peut pas être un bonus diplomatique, une sucrerie. C’est la gestion des flux migratoires. C’est une question politique très sérieuse.
"L'Europe doit être plus sérieuse dans le contrôle des flux aux frontières"
• Vous estimez que l’Europe ne prend pas au sérieux la politique migratoire ?
Non. On ne peut pas ouvrir sans cesse nos frontières. Nous avons des contraintes politiques sérieuses en France et dans plusieurs pays européens. Dans une douzaine de pays, les partis d'extrême-droite atteignent 16-20%. On ne peut pas fermer les yeux sur cela. La crise économique grave, combinée avec des flux migratoires sans contrôle, pourrait se révéler un mix dangereux. Notre principale source d'immigration illégale en Europe passe par la Turquie et la Grèce. La Grèce a arrêté l’année dernière plus de 150.000 personnes. Mais elle ne peut pas faire face toute seule. Avec 14.000 kms de frontières, c’est difficile. Si l'Europe était sérieuse sur l'immigration, on devrait avoir une batterie d’avions, de gardes-côtes européens pour éviter que la Grèce soit un terrain d'atterrissage pour les immigrés. C’est ce que soutient la France. L'Europe doit aider la Grèce dans son contrôle de l'immigration. C'est autrement plus conséquent que les déficits.
"On ne peut pas rentrer avec un placard plein de cadavres et des criminels de guerre en liberté"
• Revenons à l’adhésion des pays des Balkans, comment jaugez-vous leurs avancées ? Estimez-vous que cela puisse se faire rapidement ?
On va aider ces pays à rejoindre l'UE. Mais ce sera très progressivement. Et en « fonction des mérites de chacun ». La Slovénie est entrée en 2004. Et pour la Croatie c’est en cours : il y a un gouvernement stable, il reste quelques problèmes avec le TpiY (le tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie) et de frontière (avec la Slovénie). On s'approche s'ils remplissent les conditions de droits de l’homme, du passé de la guerre … La Serbie commence ce processus, très difficile pour elle, et que nous soutenons. Elle a deux problèmes importants à régler : le Kosovo et le TpiY. C’est très difficile pour elle. Il faut respecter le temps démocratique, accepter que la mémoire se décante. C’est important. L’Europe, c'est un ensemble de valeurs. On ne peut pas rentrer avec un placard plein de cadavres et des criminels de guerre en liberté. Il faudra beaucoup de sagesse politique aux responsables de ces pays pour les surmonter.
"L’État bosnien doit se prendre en main"
• Et la Bosnie-Herzégovine dans ce tableau ?
Franchement à chaque fois que je viens ici, c’est une tragédie, ça n'avance pas. Ce sera la dernière à rentrer dans l’UE. La greffe ne prend pas pour des raisons profondes. Le compromis de Dayton est impossible à gérer. On a beaucoup investi ici. La France a payé le prix du sang. 80 soldats sont morts. On a beaucoup investi aussi en argent avec nos partenaires de l’Union européenne. Mais ça ne peut plus durer. On n'a plus un rond. L’Europe traverse une crise économique. L’État bosnien doit se prendre en main, maintenant. J’ai l’impression qu’ils sont assis sur une chaise longue et quémandent des crédits et des visas.
"L'Europe ce n'est pas un restaurant
où on prend le menu à la carte"
• Vous sentez une fatigue de l'élargissement ?
Oui il y a une fatigue de l'élargissement, il ne faut pas le nier, même si le commissaire Füle ne le ressent pas comme cela. C'est ce que j'ai expliqué aux amis bosniens/bosniaques que j'ai rencontrés. "Il faut comprendre que l’Europe, ce n’est pas un restaurant où on prend le menu à la carte. C’est un ensemble de droits ET de devoirs. Une démocratie doit ainsi regarder vers le passé. Et une majorité doit regarder sa minorité. Je le répète : les criminels de guerre, les tensions interethniques sont incompatibles avec les valeurs de l’UE. Quand Français et Allemands ont signé la déclaration Schuman, en 1950, c’était 5 ans après Auschwitz. Ils ont opté pour la réconciliation et la reconstruction, mais sans se cacher l’histoire.
(*) NB : L'Allemagne et la France ont exprimé lors de la conférence UE-Balkans, jeudi à Sarajevo, une position "dure" sur les visas. Tandis que des pays comme l'Italie, ont défendu l'assouplissement rapide de cette politique.
NB : une version courte de cette interview est parue samedi matin dans Ouest-France.