Lors d'un de ses passages à Bruxelles, le général Yves de Kermabon, qui commande la mission civile de l’UE « État de droit » (EULEX) au Kosovo, m’a accordé un entretien. Un long entretien. Il y avait, en effet, beaucoup à dire (1). Et le général, maintenant en civil, est un trop fin connaisseur des Balkans pour ne pas savoir combien sont importants la présence et les mots dans cette contrée... émotive.
Cela fait maintenant près d'un an que la mission EULEX est déployée dans l'ancienne province autonome de Yougoslavie qui a proclamé son indépendance (*). Et il était temps de passer en revue les avancées — la présence dans le nord, la police, les douanes, la garde des lieux historiques — comme les difficultés — la justice et la lutte anti-corruption, les contacts avec la population au nord qui demeurent délicats, l'absence de relations entre Belgrade et Pristina et les dissensions sur le statut du Kosovo qui compliquent tout —.
Il faudra encore du temps sans doute pour faire évoluer les esprits, "une génération" estime De Kermabon. Mais le jeu en vaut la chandelle. L'Union européenne au Kosovo est peut-être en passe de rattraper les erreurs du passé et le temps perdu dans les Balkans depuis 1991. Au moins elle s'y essaie. Et, ce qui frappe dans cet entretien, c'est l'optismisme, raisonné, de De Kermabon. Voir aussi son opinion sur le service européen d'action extérieur
(*) Reconnue par 22 des 27 Etats membres de l'UE, par les Etats-Unis mais pas par la Russie.
Voilà un an que la mission est déployée, où en êtes-vous ?
La mission est maintenant déployée, en place, sur tout le territoire. Il y a des trous dans les effectifs ; nous sommes en renouvellement permanent. Mais la situation est suffisamment solide pour traiter du cœur de la mission et avancer. Le travail évolue différemment selon les composantes. La Justice est sans doute la plus difficile et celle où on a les plus grosses difficultés. Le plus gros reste à faire. Pour la police, même s’il y a une seule mission et intégrée, les approches restent différentes : au sud et au nord. Au sud, la police est une « success story », on atteint un niveau basique satisfaisant ; au nord on se déploie. Pour les douanes, cela se passe bien. Faire fonctionner la police des frontières reste, encore, le point faible encore. Tout simplement car c’est nouveau. Jusqu’ici, c’était du ressort de la KFOR.
La lutte contre la corruption reste difficile,
l'état des lieux de la justice n'est pas satisfaisant
La Justice est donc le point faible du dispositif ?
Effectivement, c’est le plus gros problème ; l’état des lieux n’est pas satisfaisant, il faut le reconnaître, Nous avons des magistrats formés à l’ancienne qui n’ont pas exercé depuis longtemps, des jeunes qui n’ont peut-être pas été bien formés. Il y a une mentalité qui n’est pas conforme avec l’idée qu’on se fait d’une justice moderne. Enfin, il existe une défiance de la population vis-à-vis de sa justice, une certaine peur car existent des interférences politiques avec la justice.
Mais on peut avancer. Regardez la police. Celle-ci représentait auparavant la brutalité, la contrainte, la peur, l’intimidation… Maintenant nous avons revu l’organisation, les policiers ont reçu de nouveaux uniformes. Et nous commençons à avoir la confiance de la population ; ils commencent à porter plainte pour certains problèmes… Ça a avancé dans la police. Il faut faire avancer la justice.
Le procès d’Albin Kurti n'est pas un bon exemple ?
Oui. Cela reste un problème. Il a prouvé la faiblesse de l’institution judiciaire: Car on n’a pas réussi à réunir, au même jour, juges, avocat et accusé. Les juges ne sont pas enthousiastes. Aucun avocat ne veut le défendre. La police du Kosovo n’a pas réussi à mettre la main sur lui le jour du procès. (NB : le procès est reporté de semaine en semaine, pas avant le 4 mai a-ton appris).
En quoi la justice est votre dossier le plus difficile ?
Il faut distinguer les sujets. Sur les crimes de guerre, nous avançons bien. Nous avons atteint un bon niveau de coopération avec les Serbes. Nous avons ainsi réussi à envoyer des témoins albanais en Serbie, avec un accompagnement Eulex, sur une enquête menée par un procureur Serbe, sur un criminel serbe contre des Kosovars d’origine albanaise. C’était difficilement imaginable il y a quelques mois. On avance aussi sur le problème des personnes disparues. Il y a encore des endroits où on a identifié des tombes anonymes (massgraves).
Du côté de la corruption ou du crime organisé, c’est plus difficile. Sur le crime organisé, on a obtenu quelques résultats. Mais ils ne sont pas aussi significatifs et symboliques qu’on voudrait. Ces procès – que ce soit pour la corruption ou le crime organisé - sont très longs à instruire. Comme dans n’importe quel pays d’ailleurs, les preuves sont difficiles à rassembler, les témoins ne sont pas toujours là. Il faut constituer des mois pour constituer un dossier et le voir aboutir.
Le Kosovo, le trou noir de la corruption alors ?
Le Kovoso n’est pas plus le trou noir que les autres pays qui l’entourent : à Belgrade, à Tirana, à Skopje, Il faut relativiser et comparer ce qui est comparable. Le problème est pris de plus en plus sérieux par le gouvernement.. Mais il ne faut pas attendre du Kosovo ce qu’on trouve à Stockholm. La lutte anti-corruption commence juste.
Au sein du Parquet spécial, une section « corruption » vient d’être créée (l’anti-corruption task force) constituée de 8 procureurs — 5 locaux et 3 internationaux. On va la compléter sans doute au niveau de la police, où on réfléchit d’avoir une section identique
Il faut voir qu’au Kosovo il y a une attente forte et une compréhension de la justice qui est loin de la réalité. Il y a la rumeur et les ragots, les histoires pour dire qu’il y a corruption forte. Mais engager des poursuites, faire la justice doit se faire sur la base de preuves et de témoins, avec une enquête. C’est nécessairement lent. Et en contradiction avec ce qu’attendent les gens, une arrestation des personnages de l’État, et un jugement très rapide. Il faut faire passer l’idée d’une justice équitable et multiethnique.
EULEX au nord, une présence qui s'installe
Et au nord du Kosovo, vous y êtes ? Où en êtes-vous ?
Nous y sommes. Les relations se sont normalisées. On peut le dire
Côté douanes, nous avons une présence permanente, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, à « Gate1 » et « Gate31 » (NB : les points de passage entre Serbie et Kosovo). Non seulement aux points de passage. Mais aussi par un contrôle de douane, du type police volante. Cela a permis de nettement diminuer la contrebande. Seul bémol. Il n’y a pas de code des douanes encore défini. Les discussions sont en cours entre Belgrade et Pristina, menés côté européen par le représentant spécial à Belgrade (Sorensen) et EUSR Kosovo (Feith).
Côté Police, nous avons une présence permanente dans les 4 stations de police. Mais nous n’avons pas de rôle direct ; notre mission reste celui de conseiller et d’observer les forces en présence. Il y a des patrouilles permanentes pour que les gens s’habituent à nous voir travailler.
Côté justice. La Cour de Mitrovica a été rouverte en décembre. Elle ne fonctionne (pour l’instant) qu’avec une équipe Eulex et une équipe administrative/technique Mais il y a un accord des Serbes pour le retour de deux juges serbes (NB : la Cour fonctionnera alors avec deux juges serbes et deux juges albanais). Le tribunal a été récemment endommagé par un tremblement de terre et est inutilisable pour l’instant ; on a donné d’autres salles. A terme, il y aura un nouveau bâtiment à Mitrovica, projet financé par la Commission européenne (NB : pas avant deux ans).
Vous avez ouvert également, fin mars, une EU House à Mitrovica…
C’est autre chose. Il s’agit de montrer aux habitants du nord ce qu’est l’UE dans toutes ses facettes, de leur donner accès à toutes les informations. Nous avons, en quelque sorte, déjà adopté le « format Lisbonne ». Puisque y siègent les représentants de l’Union, de la Commission, d’EULEX et l’ambassadeur italien, Michael Giffoni (*). Il y a en plus un point info contact pour la population. Il faut ainsi expliquer que la libéralisation des visas est un long processus et qu’il ne peut se produire immédiatement, ce que la population et les responsables politiques du Kosovo ont souvent des difficultés à comprendre.
(*) Les ambassadeurs de l’UE au Kosovo se sont partagés les rôles. C’est à l’Italien qu’est dévolue la représentation dans le nord du Kosovo (et la protection des minorités).
Une évolution s'esquisse à Belgrade, au nord,
mais l’avenir d'un Kosovo indépendant dans l'UE est inéluctable
Comment percevez-vous le sentiment de la population du nord du Kosovo, hostile ou amicale ?
Il y a autant d’avis que de Serbes. La grande majorité de la population est sinon indifférente du moins pas hostile à EULEX. Elle reste concentrée sur les problèmes du quotidien (écoles, emploi, police, justice…). Et il y a des dirigeants locaux. Ceux-ci sont divisés. D’un côté, vous trouvez le DSS (Parti démocratique de Serbie de Kostunica) plus ou moins lié au crime organisé qui font tout pour garder contrôle sur population et rejettent en bloc l’UE. Tandis que le DS (Parti démocratique de Boris Tadic, au gouvernement), est plus enclin à discuter avec nous, à voir ce qu’on peut faire ensemble.
Vous voyez une évolution possible au nord du Kosovo ?
Oui. Il peut y avoir une évolution. Tout ne dépend pas de Belgrade. Il y a le contexte local qui joue. La population serbe du nord a été très choquée de voir les Serbes des enclaves (du sud) participer aux institutions du Kosovo et d’avoir accepté la décentralisation. Ils se sont sentis trahis. Pas tellement par leurs concitoyens du sud, mais par ce que les responsables politiques leur avaient dit avant. Les élections prochaines seront importantes pour le climat futur. Il faudra voir de quel côté le Nord bascule. Est-ce du côté du DSS (nationaliste) ou du DS (pro-européen) ? Ce qu’on espère c’est une participation à Eulex. On ne parle pas encore de participation politique (aux instances du Kosovo). Mais il y a des signes…
… quels signes voyez-vous ?
Le transfert de la garde des institutions historiques en est un, par exemple. La police du Kosovo a pris en charge le site historique de Kosovo polje (NB : « champs des merles » lieu de la bataille historique de 1389 qui vit les Serbes défaits par l’empire ottoman, autrefois gardé par les éléments de la KFOR). C’est un grand défi. Ce site est très symbolique pour les Serbes. C’est une force mixte. L’étape suivante sera les sites religieux. Ce qui ne sera pas évident ; les autorités religieuses freinent des quatre fers. La KFOR ne peut pas rester éternellement. C’est le NAC (le Conseil Nord Atlantique) qui va donner en dernier recours l’autorisation. C’est un processus très lent. Mais on doit avancer. Il y a un principe de normalisation.
Comment se passe la coopération avec Belgrade ? Sent-on une évolution positive ?
Oui, on sent une évolution. J’étais récemment à Belgrade pour rencontrer les ministres du Kosovo et de la justice il y a un mois. Je suis assez satisfait. Il faut dire que tous les Européens qui se sont succédés à Belgrade — Me Ashton et plusieurs Ministres (comme Kouchner), des ambassadeurs — ont beaucoup appuyé dans ce sens, disant aux Serbes qu’il devait démontrer volonté de coopérer avec Eulex. Nous avons convenu de tenir des réunions techniques plus importantes et plus régulièrement. Cela n'évolue sans doute pas aussi vite que l’on voudrait. Mais cela avance.
Cette évolue est positive pour votre travail au nord... ?
...C’est important pour la partie nord du Kosovo sûrement, mais pas seulement. A terme, la clé du Kosovo est en partie à Belgrade, tout le monde le reconnaît, Personne ne doute de l’indépendance du Kosovo. Elle paraît inéluctable. Maintenant se pose l’apaisement relations Belgrade/Pristina et des modalités. On aura l’arrêt de la Cour internationale de justice à l’automne…
…L'arrêt de la CIJ va-t-il changer quelque chose ?
Je ne suis pas vraiment sûr que cela résolve grand chose. Au contraire. Il faudra trouver les moyens de pacifier, des solutions pour que les interlocuteurs se parlent de nouveau. Cela prendra du temps. Et cela sera sans doute difficile, complexe. Mais je ne vois pas d’autre solution. Ça commence à être (envisagé) par Belgrade. Il faut trouver une porte de sortie.
Le fait que la mission européenne se nomme « État de droit » ne signifie-t-il pas une reconnaissance d’une certaine façon de l’indépendance par l’UE ?
Non. Nous restons neutres politiquement. Mais il faut bien voir que, quel que soit le statut, il faut améliorer les fonctions de police, de justice, de douanes dans la région, de façon pragmatique et quotidienne. Les problèmes politiques se régleront, ou non. Mais, dans tous les cas, la base sera d’avoir un « Etat de droit » qui fonctionne.
Quel est votre rôle auprès des autorités du Kosovo ?
Les forces Eulex sont là en appui, en conseil, en observation ; nous ne sommes pas là pour remplacer. On met en responsabilité. On ne fait pas, on soutient. Le rapport annuel sur le Kosovo (NB : le « progress report » rédigé par la Commission européenne chaque année) est très important. Car il permet de voir les points à améliorer. Et ce qui est beaucoup plus important, ce sont aussi des « benchmarks » sur la route de l'Union européenne. EULEX participe à cette rédaction.
Le Kosovo peut-il être dans l’Union européenne rapidement, selon vous ?
Rapidement ? Non tout de même. Il faut une image réaliste. Il est sur le chemin. La route sera encore longue. Mais le train est parti.
Pas de problème important de sécurité,
la collaboration UE-OTAN se passe bien
L’UE peut-elle ou doit-elle remplacer la KOFR ?
Je sais que cette idée tourne dans certains milieux. Mais il n’y a pas de commencement de réalisation. Il n’y a vraiment non plus de nécessité de remplacer l’OTAN par l’UE. Car la coopération se déroule bien. L’OTAN doit terminer la mission : passer à une présence seulement dissuasive.
Comment se déroule cette coopération avec l’OTAN ?
Nous avons trouvé des moyens pragmatiques de travailler ensemble. Nous avons un dispositif bien rodé de réponse graduée: en cas d’incident, en premier lieu, intervient la police du Kosovo ; ensuite, ce sont les forces de police d'EULEX, et en troisième lieu si c’est plus grave, la KFOR. Nous avons aussi un dispositif de « Bluebox / Greenbox », avec la police qui agit et la KFOR qui apporte un soutien en fermant une zone. On a ainsi des coopérations entre police et armée, comme il en existe dans les pays en cas de situation exceptionnelle.
A-t-on eu besoin d’aller plus loin ?
Non. Pour l’instant on n’a jamais eu besoin de passer à la phase "3".
On se rappelle que c’était un des grands points d’interrogation avant le déploiement de la mission et la déclaration d’indépendance : comment qualifiez-vous la situation d’un point de vue sécuritaire ?
La situation est plutôt plus calme. C’était le défi le plus important : être là, déployé, sans incident majeur ni déstabilisation. C’est réalisé. Maintenant il faut rester prudent : on reste dans les Balkans. On n’est jamais à l’abri d’une explosion soudaine. Il y a des manifestations qui s’expriment et ne sont pas contents. Mais c’est davantage au plan social, économique. Certains demandent le départ d’EULEX comme de la KFOR. Mais c’est un sentiment qui reste très minoritaire.
Quant à la sécurité quotidienne, c’est un point dont on parle peu. Car tout simplement... Pristina est plus sûr que n’importe quelle ville européenne, mis à part quelques vols de sacs.
Eulex devrait être renouvelé pour deux ans
Le mandat d’EULEX se termine le 15 juin, sera-t-il renouvelé?
Oui. Je pense que la mission va être renouvelée pour 2 ans.
La mission n’est donc pas terminée ?
Non Cette mission durera encore un certain temps. Je ne veux pas dire quand. Le plus tôt sera le mieux. Cela voudrait dire qu’il sera capable d’assumer les responsabilités d’État de droit.
Si vous étiez un Deus ex-machina, de quoi auriez-vous besoin ?
On n’a besoin de rien en plus. La coopération est bonne avec les institutions du Kosovo. Au nord, c’est plus lent et plus difficile. Il faut avoir une démarche différente. Ce que je souhaite, c’est qu’on réussisse à avoir une plus grande unité, une plus grande coordination entre les organisations internationales présentes sur place. Si avec l’UNMIK, les débuts ont été difficiles, cela se passe bien aujourd'hui. Mais il y a aussi les actions bilatérales des Etats, des ONGs. Toutes les actions sont, bien entendu, bienvenues. Mais c’est difficile à coordonner.
Une nouvelle génération pousse
L’avenir du Kosovo ?
On aimerait avancer sans doute plus vite. Mais je ne suis pas sûr que cela soit possible. Car seul le temps permet d’avancer. Une nouvelle génération pousse qui n’a pas connu de la guerre et n’a pas connu autre chose que le Kosovo. On le voit dans les écoles. Dans dix ans, elle sera en âge adulte. C’est cela qu’il faut préparer.
(entretien exclusif réalisé le 29 mars 2010 - en vis-à-vis)
(1) Lire aussi le premier entretien au lancement de la mission, février 2008 : Yves de Kermabon: mon idée maitresse, rétablir la confiance