Intéressante hypothèse qu’ont développée des étudiants du Master Etudes Internationales et Européennes, Sciences Po Grenoble, Paul Houot & Jonathan Crozier : "et si l’emploi de gardes privés à bord des navires n’était pas la meilleure réponse à la piraterie ?" La consigne de l'exercice - comme ils l'expliquent - était d'incarner une société de consulting basée à Bruxelles (société fictive néanmoins) contactée par des groupes d'armateurs tel que la CMA-CGM afin de répondre à leurs exigences sécuritaires lors du passage du Golfe d'Aden. Les étudiants sont en effet partis d'une déclaration d'un délégué de la CMA-CGM dans la presse (publiée par mon collègue du Point, Jean Guisnel sur son blog "Défense ouverte"), demandant la généralisation de l'embarquement de contractuels armés sur les navires pour les protéger des attaques de pirates. Et ils ont voulu défendre "cette option, assez polémique, (pour) en étudier tous les aspects afin de la rendre aussi crédible et efficace que possible".
Le travail est plutôt réussi. Vous pouvez en juger vous-même (en téléchargeant le mémoire). Le format – façon étude, cabinet de lobbying – est facile à lire. Et l'ironie qu'ils y ont maniée est séduisante. Le texte est travaillé et documenté. L’argumentaire se veut très engagé et convaincant. Un peu trop même. Car une telle initiative qui a un certain avantage économique ou opérationnel, présente également de sérieux inconvénients. A commencer par le contexte international et juridique, mais aussi au niveau international. Quelques points que je veux développer ici...
Contexte juridique et de responsabilité.
Au plan international, seules les autorités militaires ou publiques sont, en effet, habilitées à traquer la piraterie maritime. Le devenir des pirates qui pourraient être appréhendés, blessés ou tués est également laissé en suspens. Quant aux problèmes de responsabilité de l’armateur ou du capitaine du navire, ils restent complexes. L’emploi de gardes privés armés peut être (et est souvent) considéré par les assurances comme un facteur de risque supplémentaire (et peut aboutir non pas à une diminution mais une augmentation la prime, ou alors à des conditions d’exclusion de l’assurance).
La question de la qualification et du sérieux des compagnies privées de sécurité. On a vu dans un passé, pas si lointain, quelques gardes privés s’enfuir du navire qu’ils étaient sensés gardés. L’armateur est là triplement perdant : il paie la sécurité, le bateau est capturé, les pirates ne sont pas enclins à des concessions si les conditions d’abordage ont été « dures ». Enfin, le risque de dérapage et de transformation n’est pas apprécié. La piraterie ressort pour l’instant d’un banditisme armé, parfois brutal mais pas sanguinaire. L'emploi de gardes privés ne peut donc se faire sans un sérieux encadrement par l'Etat du pavillon, un peu comme l'ont fait les Espagnols avec les gardes déployés sur les thoniers battant leur pavillon.
Une activité régalienne par excellence
Enfin, il y a à mon sens une question de principe. l’exercice de fonctions régaliennes de police et de justice ne peuvent être déléguées à des personnes privées, que sous certaines conditions. Si le privé peut intervenir dans certaines fonctions, de soutien (analyse, conseil, entraînement…) voire de présence à bord, le développement de milices privées à bord des bateaux aurait un coût inflationniste et ne résoudrait pas vraiment la piraterie de façon globale. Les pirates soit s’en prendraient à des bateaux qui n’auraient pas de protection – ce qui en termes de protection collective n’arrangerait rien -, soit recourraient à des moyens plus brutaux.
On peut concevoir que la sécurité des 16.000 navires marchands dans le Golfe d’Aden attire des sociétés privées en recherche de marché. On ne peut pas renoncer à ce qui constitue une des motivations primaires d’un État. La sécurité a un coût certain pour la collectivité. Mais c’est pour cela que les Etats ont été instauré : assurer la sécurité collective et le monopole de l’emploi de la force comme de sa légitimité. L’emploi de forces privées ne peut donc pas être seulement considéré sous l’angle de l’efficacité technique et du coût.
(photo : contrôle d'un dhow suspect par les forces maritimes anti-piraterie de l'UE - marine suédoise)