(Analyse) La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a rendu, le 29 mars, un arrêt intéressant (affaire Medvedyev et autres). Certes cela concerne une arrestation en haute mer pour trafic de stupéfiants. Et les bases légales sont légèrement différentes pour les faits de piraterie maritime. Mais cet arrêt mérite une lecture attentive car les solutions qu’il donne peuvent aussi être applicables dans ce cas.
- A noter que cet arrêt est le second (et définitif) de la CEDH. La 5e chambre avait déjà donné un premier arrêt le 10 juillet 2008. Cette fois, c’est la Grande chambre, saisie par les requérants comme le gouvernement français, qui se prononce. Ce qui rend solennel cet arrêt. Mais le jugement n’a été obtenu qu’à une courte majorité. Deux groupes de juges ont d’ailleurs rendu un avis minoritaire sur cet arrêt.
Une affaire de saisie de drogues
L’affaire remonte à juin 2002. Un cargo – le Winner – est soupçonné de transporter une importante cargaison de drogue, qui serait transbordé sur des vedettes rapides au large des Canaries avant d’arriver sur les côtes européennes. Repéré par les services américains, espagnols et grecs de lutte contre les stupéfiants, la décision d’interception est prise à Paris au sein de l’OCRTIS (l’Office central de répression du trafic illicite de stupéfiants).
Le Cambodge, Etat du pavillon, donne son autorisation par une note orale pour « intercepter, contrôler et engager des poursuites judiciaires contre le bateau Winner » (je souligne bateau car c’est un point important ensuite dans l’arrêt). Autorisation confirmée a posteriori en 2008 en précisant que l’autorisation vaut non seulement « contre le navire Winner mais aussi tous les membres de son équipage ».
Arrestation mouvementée
L'aviso français « Lieutenant de Vaisseau Le Hénaff » est dépêché sur place par le préfect maritime, avec à son bord des commandos marine Jaubert et trois experts de l'OCRTIS. Repéré au large du Cap-Vert, le 13 juin, le Winner présente toutes les caractéristiques d’un bateau suspect : pas de pavillon, pas de réponse aux appels radio, colis jetés par-dessus bord… L’interception est mouvementée : « sommations, tirs d'avertissement et même tir au but sont nécessaires pour que le Winner consente à stopper. Et encore, en montant à bord, les militaires français doivent « faire usage de leurs armes pour ouvrir certaines portes verrouillées. L'un des membres de l'équipage ayant refusé d'obtempérer à leurs sommations, un tir d'arrêt ou d'intimidation est effectué en direction du sol. » Un marin est blessé. Transféré sur l'aviso Lieutenant de vaisseau le Hénaff, puis à l'hôpital de Dakar, il décède une semaine plus tard. Le restant de l’équipage est consigné à bord du Winner sous garde des militaires. Un remorqueur est dépêché de Brest pour prendre en charge le Winner.
Le Procureur de la république confie l’enquête « en flagrance » à l’OCRTIS, le 13 juin. Et le Parquet de Brest ouvre une information contre X le 24 juin. Les suspects arrivent au port de Brest, le 26 juin, au petit matin. Ils sont aussitôt placés en garde à vue par des inspecteurs judiciaires, agissant sur commission rogatoire. Ils comparaissent devant un juge d’instruction dans l’après-midi et, à nouveau, le lendemain, avant d’être mis en examen et placés sous mandat de dépôt le 28 ou le 29 juin, selon les intéressés.
Plusieurs points ont été discutés devant la Cour
1. La compétence de la CEDH (article 1)
Question hautement liée à la reconnaissance de la juridiction de la France. S’agissant de haute mer, la CEDH, qui échappe normalement à une juridiction nationale, la question était cruciale. La CEDH a déjà admis sa compétence en cas de « circonstances exceptionnelles » (arrêt Bankovic). Par exemple à bord « d’un aéronef ou d’un navire portant son pavillon » « ou « lorsque, par suite d'une action militaire – légale ou non –, elle exerce en pratique son contrôle sur une zone située en dehors de son territoire national » (arrêt Loizidou, 23 mars 1995). Jurisprudence applicable en l’espèce.
Les juges constatent « l’existence d'un contrôle absolu et exclusif exercé par la France, au moins de facto, sur le Winner et son équipage dès l'interception du navire, de manière continue et ininterrompue » : c’est un navire et des militaires français qui partent arraisonner le Winner, sur ordre du préfet maritime. Les membres d’équipage ont été maintenus, consignés dans leur cabine, durant le retour en France, donc sous le contrôle exclusif des Français.
- Un point important car sensiblement identique dans les affaires de piraterie maritime. Encore que la notion de contrôle exclusif soit parfois brouillé, par le fait que les pirates peuvent "passer de main en main" lors d'une opération d'arrestation. Si tous les pays participant à l'opération EUNAVFOR adhèrent à la Convention européenne des Droits de l'homme, ce n'est pas le cas de tous les navires opérant dans la zone. Ainsi dans une affaire type "Torre Giulia" où des suspects sont arrêtés par des militaires (français), remis à une autorité (Seychelles) puis "rextradés" vers une autre destination par d'autres militaires (toujours français), il peut y avoir, incontestablement, une perte de contrôle. Donc une non compétence de la CEDH. Ce qui serait assez ironique en quelque sorte. Car c'est dans ce type d'affaires qu'un contrôle judiciaire supérieur doit être exercé. Les caractères très restrictifs de ces conditions appellent donc, à mon (humble) sens, une discussion.
2. La privation arbitraire de liberté (article 5.1)
Aucune des parties ne conteste la privation de liberté ni son but : conduire « devant l'autorité judiciaire compétente » des suspects. La discussion porte donc plutôt sur la « base légale » de l’action de la marine française au regard du droit international. La règle habituelle, de l’État du pavillon, ne permet pas d’action ; le Cambodge, état du pavillon du Winner, n’ayant pas signé la convention de Montego Bay. Il faut donc trouver d’autres sources.
Pour les Etats qui ne sont pas partie à la Convention de Montego Bay, la Cour rappelle qu’il est possible chercher d’autres modes de collaboration pour lutter contre certains trafics. En l’espèce, une note verbale avait été échangée entre les deux Etats concernés (France, État poursuivant, et Cambodge, État du pavillon). La note verbale ayant valeur de traité ou d’accord en droit international. Mais encore faut-il que cette note soit précise. En l’espèce, la note autorise la poursuite judiciaire contre le navire. Mais il n’est rien précisé sur l’équipage.
La Cour tire de cette imprécision, une absence de base légale et une violation de la convention européenne. Elle condamne ainsi l'Etat français à payer 5.000 euros de dommage moral à chaque plaignant (et 10.000 au titre des frais de procédure conjointement).
- Fait intéressant : la Cour rappelle que pour la piraterie maritime, cette question ne se pose dans les mêmes termes. En effet, la convention de Montego Bay pose « le principe de la juridiction universelle par exception à la règle de la compétence exclusive de l'Etat du pavillon » pour les faits de piraterie, et permet le droit de visite et l’arraisonnement de navires étrangers (ce qui n’est pas le cas de la lutte contre le trafic de stupéfiants).
3. Le droit à être traduit aussitôt devant un magistrat (article 5.3)
Ce contrôle judiciaire doit être rapide (prompt), automatique (sans que l’intéressé ait à le demander), effectué par un magistrat habilité par la loi et indépendant vis-à-vis du pouvoir exécutif. Ce magistrat doit entendre personnellement les suspects et pouvoir « examiner les circonstances qui militent pour ou contre la détention ». Toutes conditions qui ont pour objectif essentiel d’assurer une protection contre les comportements arbitraires, les détentions au secret et les mauvais traitements.
Précisons que la Cour ne discute pas la qualité de juges indépendants du juge d’instruction lesquels sont assurément susceptibles d'être qualifiés de « juge ou autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires ».
C’est surtout la condition de promptitude qui était en jeu en l’espèce. Les dealers avaient dû, en effet, subir un séjour de 13 jours de navigation en mer avant d’être, à terre, entendu par un juge d’instruction. Un point intéressant car ce genre de délais est courant en cas d’arrestation de piraterie maritime.
Pour situer le sujet, la Cour a déjà reconnu que des périodes de détention de 4 jours et 6 heures sans comparution devant un juge emportaient violation de la CEDH. A l’inverse, elle a admis la régularité de délais dans « des circonstances tout à fait exceptionnelles » : 1) un délai d'acheminement du navire inévitable, 2) une privation de liberté réalisée sous la supervision d'une autorité judiciaire (reconnue) et 3) une présentation immédiate à un juge à l'arrivée à terre (arrêt Rigopoulos).
La Cour estime la première condition (délai d’acheminement inévitable) remplie :
- au moment de son interception, le Winner se trouve en haute mer, loin des côtes françaises ;
- rien n'indique que son acheminement vers la France ait pris plus de temps que nécessaire, compte tenu notamment des conditions météorologiques et de l'état de délabrement avancé du Winner qui rendaient impossible une navigation plus rapide ;
- les requérants ne prétendent pas qu'il était envisageable de les remettre aux autorités d'un pays plus proche que la France, où ils auraient pu être rapidement traduits devant une autorité judiciaire ;
- la Cour refuse, enfin, de se prononcer sur des solutions alternatives comme l'hypothèse d'un transfert sur un navire de la Marine nationale pour un rapatriement plus rapide, « il n'appartient pas à la Cour d'évaluer la faisabilité d'une telle opération dans les circonstances de la cause ».
La seconde condition de « supervision d’une autorité judiciaire » n’est pas vraiment examinée dans le détail par la Cour qui estime simplement que l’arrestation a début en haute mer le 13 juin 2002 (c’est alors le Procureur de la République qui supervise l’opération) et préfère se concentrer sur la troisième condition de « présentation immédiate ».
Ainsi, pour la Cour, ce qui semble surtout compter est le temps qui s’écoule entre le moment où les intéressés ont mis pied-à-terre et le moment où ils sont conduits devant un juge d’instruction. La durée de la garde à vue des requérants avant leur traduction devant un juge n'a été que d'environ huit à neuf heures après leur arrivée en France. Les requérants ont été placés en garde à vue le 26 juin 2002 à 8 h 45 et leur présentation effective à un juge d'instruction dans les locaux du commissariat de Brest s'est déroulée, au vu des procès-verbaux produits par le Gouvernement, de 17h05 à 17h45.
La Cour valide donc la procédure suivie par la France. Ce qui est significatif car les affaires d'arrestation de pirates procèdent de manière, sensiblement identique.
Conséquences pour la piraterie maritime et discussion
Cependant ce dernier point n'a été acquis qu'à une voix de majorité (8 contre 7). Les juges minoritaires ont justifié, dans une opinion jointe au jugement, leurs critiques. Elles portent surtout sur l'absence de contrôle judiciaire durant les 13 jours de traversée.
Ces juges estiment notamment que les critères fixés par la jurisprudence (dans l'affaire Rigoupolos) ne sont pas remplis : c'est le ministère public qui a suivi la procédure et non un tribunal central d'instruction (comme dans l'affaire Rigopoulos). Et toute une série de droits n'ont pu être exécutés : information de proches, des ambassades, droit à un avocat... "Nous ne saurions admettre qu'il ait été nécessaire de détenir les requérants pendant 13 jours en dehors de tout cadre juridique, avant de les traduire devant un juge ou un autre magistrat habilité pa la loi à exercer des fonctions judiciaires" estiment-ils, avant de remarquer : "les autorités françaises ont fait des efforts pour embarquer à bord du Henaff des moyens techniques et militaires impressionnants (...) ; il est regrettable qu'elles n'aient, en revanche, fait aucun effort pour que la procédure soit assortie d'une forme adéquate de contrôle juridictionnel". De plus les juges considèrent que la Cour aurait dû vérifier s'il n'y avait pas de solutions alternatives.
- Toutes remarques qui semblent assez justifiées et pourraient entraîner, la prochaine fois, un basculement de la jurisprudence. Un projet de loi encore en discussion à l'Assemblée nationale a d'ailleurs prévu de confier ce rôle au juge des libertés. Selon le texte présenté à l'assemblée nationale, le 6 mai "Pour l'application de l'article L. 1521-14, le juge des libertés et de la détention peut solliciter du procureur de la République tous éléments de nature à apprécier la situation matérielle et l'état de santé de la personne qui fait l'objet d'une mesure de restriction ou de privation de liberté."
(crédit photo : CEDH / Dicod - Le Ltt Vaisseau Henaff à l'entraînement de tirs)