C'est la première conséquence, au plan stratégique, de la crise économique sur le continent européen (mais peut-être pas la dernière !) : le réchauffement des relations entre la Grèce et la Turquie sera à observer avec attention dans les prochaines, après la visite, ce week-end, du Premier ministre turc Erdogan à son homologue grec, Papandréou. Un évènement qu'on peut considéré comme historique (si toutes les promesses sont tenues).
Erdogan est, en effet, venu à Athènes à la tête d'une imposante délégation (10 ministres, une centaine d'hommes affaires). Et pas moins de 21 accords ont été signés qui embrassent nombre de sujets, essentiellement au plan économique : de la promotion en commun du tourisme à la réintégration des migrants illégaux. Mais le plus important est ailleurs. Dans les déclarations qui ont accompagné cette visite. Et dans les évolutions futures.
Si ce rapprochement tient bon, il pourrait en effet permettre à court et moyen termes plusieurs évolutions qui intéressent, au plus haut point, la sécurité européenne : litige sur les eaux territoriales de la mer Egée, conflit chypriote, relations UE-OTAN, élargissement à la Turquie. Il pourrait également mettre fin à une course aux armements nocive pour les relations entre les deux voisins... et qui pèse sur l'économie des deux pays.
Cela suppose cependant pour les dirigeants au pouvoir beaucoup de doigté : avec les Turcs, d'abord, pour arriver à un accord rapidement. Mais aussi en interne, les coupes financières (suppression de primes,...) dans l'armée ne se feront pas sans dommage en Grèce et suscitent une "grogne" de plus en plus perceptible (lire : l'armée grecque en grève ?).
Mettre fin à la "guerre froide" de la mer d'Egée, une nécessité
Il s'agit, tout d'abord et c'est le plus important, de mettre fin à ce qu'il faut bien appeler une "guerre froide" que se mènent les deux pays depuis des années. La question des limites territoriales, sur mer et dans l'air, autour des îlots de la mer Egée (1) suscite des incidents répétés. Souvent sans gravité. Parfois non. Dernier incident grave en date : en 2006, la collision entre deux F16 — l'un grec, l'autre turc — fait un mort (le pilote grec). Mais toutes les semaines, on joue ainsi au chat et à la souris entre les deux voisins et on frôle l'incident. Dès son arrivée au pouvoir Papandréou envoie une lettre à son homologue turc pour l'engager à travailler sur ces questions. Un sujet approfondi en marge de la conférence sur l'Afghanistan à Londres, en janvier. Aujourd'hui Turcs comme Grecs ne sont pas encore d'accord. Mais, lors d'une conférence de presse tenue à Athènes, samedi, Erdogan a promis d'étudier la proposition Papandréou de se communiquer les plans de vols des avions de combat, ainsi que leur désarmement. La question de la levée du "casus belli" (déclarée par le parlement turc en 1995) n'est pas encore réglée. Mais elle n'est plus taboue. Elle le sera lors de contacts ultérieurs a indiqué le Premier ministre turc.
Permettre à une solution sur Chypre
La détente greco-turque pourrait avoir d'autres conséquences. A commencer sur les négociations en cours sur le statut de Chypre (elles doivent reprendre le 26 mai). Le président chypriote espère « une solution d'ici la fin de l'année ». Il serait temps ! Chypre est tout de même le seul pays de l'Union européenne qui compte encore sur son territoire une mission de maintien de la paix des Nations-Unies (UNFICYP), mission qui compte toujours plus de 1000 personnes (850 soldats, 69 policiers, 39 civils et 113 locaux) et qui a subi, depuis 1964, des pertes non négligeables : 180 militaires ou civils sont morts. On l'oublie ! Une solution entre la Grèce, la Turquie et Chypre ne pourrait également que faciliter la signature d'accords entre l'UE et l'OTAN pour permettre notamment les échanges d'informations opérationnels ou la participation des uns aux programmes des autres.
Stopper une course aux armements qui coûte cher
La Grèce s'est dotée d'une armée surdimensionnée par rapport à ses voisins européens. Et il est plus qu'urgent aujourd'hui pour le pays des Hellènes, aux proies avec une crise budgétaire et de la dette sans précédent, de diminuer les dépenses sur tous les plans.
Les dépenses grecques d'armement continuent de représenter un poids important du PIB (produit intérieur brut). Les dépenses militaires représentent entre 2,8 % en 2008 (selon l'OTAN) à 3,55% (selon le GRIP et le SIPRI, qui ont une méthode de calcul plus large), soit le taux le plus important des pays de l'Union européenne et le second de l'OTAN. Seuls les Etats-Unis sont devant avec 4,21%, la Turquie dépense 2,17% de son PIB.
Année % PIB | 1993 4.4 | 1994 4.3 | 1995 3.8 | 1996 4 | 1997 4.1 | 1998 4.3 | 1999 4.3 | 2000 4.3 | 2001 4.1 | 2002 3.9 | 2003 [3.1] | 2004 [3.2] | 2005 [3.4] | 2006 3.73 | 2007 [3.3] | 2008 3.55 |
source : SIPRI, GRIP - [estimation]
Depuis 2004, ces dépenses ont progressé à un rythme qui atteint souvent le double de la progression du PIB : +11,1% en 2008 (à comparer à une progression de 3,2% du PIB).
en pourcentage de progression | 2004 | 2005 | 2006 | 2007 | 2008 |
Progression des dépenses de défense | +8.8 | +9.5 | +3.8 | +0.01 | +11.1 |
Progression du Produit intérieur brut | +4.6 | +3.8 | +4.2 | +4.0 | +3.2 |
source : OTAN
La majeure partie des dépenses est consacrée au personnel (74,1% du budget en 2008), ce qui représente le plus haut niveau des pays de l'OTAN. Et l'armée est toujours forte de près de 130.000 personnes. Chiffre important à comparer à l'armée britannique (173.000 hommes) ou allemande (252.000).
Mais comme l'a expliqué le vice-ministre de la défense grec, Panos Beglitis, lors d'une interview à la radio Canal 1 : « la réduction des armements, ce n'est que la fin d'un voyage long et ardu. (D'abord) il doit y avoir une révision de la pratique et de la position de la Turquie en mer d'Egée, dans le respect du droit international et des traités internationaux »
Une course aux armements encouragée... par les pays européens
Environ 16% du budget grec est consacré à l'équipement. Et, début 2009, alors que la crise économique bat son plein, le gouvernement grec (de Caramanlis) la Grèce prévoit encore d'affecter 15,5 milliards d'euros à l'acquisition de matériel militaire sur les cinq prochaines années. Personne ne bronche. Au contraire. La Grèce est un excellent client : elle est le cinquième importateur d'armes au monde (4% des importations) après la Chine, l'Inde, les Emirats Arabes Unis, la Corée du Sud. Et elle compte pour 13% des exportations d'armes de l'Allemagne, 12% de la France sur la période 2004-2008 (selon le rapport du SIPRI). Chacun se précipite donc pour essayer de placer qui ses frégates, qui ses avions de chasse ou hélicoptères... (2). Aujourd'hui, chacun espère que son contrat sera préservé aux dépens du voisin.
« On achète des armes, on nous aide »
Depuis octobre 2009, et l'arrivée du gouvernement Papandréou, certains contrats ont été mis de coté. Ainsi en a-t-il été de l'achat de blindés russes qui a été gelé et devrait être complètement revu. Celui des avions de chasse également. Même l'achat des frégates françaises FREMM — qui a fait l'objet d'un accord à l'Elysée en février dernier et avait arraché ce mot aux commentateurs grecs : « on achète des armes, on nous aide » —, pourrait être reporté.
Les Allemands, de leur coté, ont réussi à régler leur litige avec les Grecs sur les sous-marins. Non sans difficultés. Les deux contrats d'achat de sous-marins allemands ont été fusionnés, en octobre 2009, après de longues négociations qui ont conduit à quelque tension entre les deux capitales. C'est la conformité de la livraison d'un sous-marin U-214, le "Papanikolis", construit en Allemagne (aux chantiers HDW filiale de TKMS), qui avait semé le trouble. La Grèce a toujours refusé de verser les sommes restant dues, prétextant un défaut de fabrication: le "Papanikolis" ayant, entre autres, de "légers" problèmes de "stabilité" (un sous-marin qui coule de travers en quelque sorte !). L'industriel (TKMS, Thyssen marine) a toujours refusé cet argument estimant que les Grecs étaient mauvais joueurs et voulaient juste un rabais sur le prix. Finalement un compromis s'est fait. Sur le premier contrat (commande de 4 sous-marins U-214) : trois seulement des sous-marins (Pipinos, Matrozos, Katsonis) seront livrés, sous réserve de l'acceptation par la commission de l'armée grecque. On l'espère - ils ont été construits dans les chantiers navals grecs (eux !). Le sous-marin "penché" sera revendu à un pays tiers. Sur le deuxième contrat (réhabilitation de trois sous-marins U-209) : deux sous-marins neufs seront livrés à la place de la réhabilitation des anciens (un a déjà été livré). L'essentiel est sauf, pour Berlin, le contrat n'est pas annulé.
Et l'Union européenne... aux abonnés absents ?
Il est étonnant de constater que cette question greco-turque n'ait pas suscité davantage d'implication européenne, pour favoriser la paix dans cette partie sud-est du continent. Au contraire pourrait-on dire. Plutôt que d'encourager une solution pacifique, chacun a plutôt encouragé la Grèce à dépenser un peu plus pour son budget militaire en achetant ces produits. Une attitude assez unanime : France, comme Allemagne, mais aussi Pays-Bas. Des pays inflexibles sur la rigueur budgétaire qui ne voient aucun problème à l'endettement quand cela favorise leur industrie !
Il serait temps que l'Union européenne prenne ses responsabilités dans la région, avec l'aide de l'OTAN, s'implique davantage dans la résolution des litiges sur la mer Egée et la question chypriote. Les alliés devraient exiger de leurs collègues turcs et grecs de mettre fin à leurs petits jeux armés. En attendant, la règle de désarmement des vols militaires sur la zone devrait être proclamée. Quitte à ce que la "protection" de l'espace aérien et maritime grec soit pris en charge par les alliés de l'OTAN, au même titre que l'est, par exemple, l'espace aérien islandais et balte.
(1) Ces ilots appartiennent à la Grèce mais sont situés tout proches de la Turquie, ce qui suscite des discussions tant sur l'espace territorial (Les Grecs soutenant une extension à 10 miles pour l'espace aérien et 12 miles pour l'espace maritime contre 6 miles actuellement reconnus par les Turcs ) que sur l'exploitation économique.
(2) La Grèce fait son marché en France (mais pas de Rafale)